Chapitre 11

 

 

La semaine suivante, je reçus un étudiant hongrois qui me consacrait une thèse à l’université de Budapest ; il parlait un français extrêmement étrange qui me donna l’agréable impression d’être voïvodine ou archimandrite. Les pays de l’Est sont excellents pour l’ego, je l’ai souvent remarqué.

Je rencontrai une jeune romancière de talent que je désirais connaître depuis des années. Hélas, elle était tellement chargée en Xanax que la communication fut brouillée. Alors qu’elle était en face de moi, je sentais que mes paroles devaient traverser plusieurs univers pour parvenir jusqu’à son cerveau. Elle finit par s’en expliquer :

– Je n’arrive pas à diminuer mes doses de calmants.

– N’est-ce pas dangereux ? demandai-je, consciente de la stupidité de ma question.

– Bien sûr. Je ne peux pas m’en passer. Vous faites comment, vous, pour supporter toute cette pression ?

– Je ne sais pas.

– Vous ne trouvez pas que c’est épouvantablement stressant d’être romancière ?

– Si. Je suis épouvantablement stressée.

– Pourquoi ne prenez-vous pas de calmants, alors ? Vous pensez que la souffrance est un truc nécessaire, c’est ça ?

– Non.

– Pourquoi acceptez-vous de souffrir, en ce cas ?

– Je suppose que je ne veux pas endommager mon cerveau.

– Vous croyez donc que j’endommage le mien ?

– Je n’en ai aucune idée.

– Vous ne pensez pas que la souffrance endommage davantage votre cerveau ?

– Il ne faut pas exagérer. Écrire est quand même d’abord une jouissance. Ce qui fait souffrir, c’est l’angoisse qui y est liée.

– D’où la nécessité des calmants.

– Je ne suis pas sûre. Sans angoisse, pas de plaisir.

– Mais si. Essayez le plaisir sans angoisse.

– Vous avez signé un contrat avec l’industrie pharmaceutique ?

– Bon. Angoissez-vous, si ça vous plaît. Je constate que vous n’avez pas répondu à ma question. Comment supportez-vous ce stress ?

– Mal.

– J’aime mieux ça.

Elle était marrante. Malgré la sympathie qu’elle m’inspirait, je me rendais compte que j’aurais préféré une lettre d’elle à sa présence. Est-ce une pathologie due à l’hégémonie du courrier dans ma vie ? Rares sont les êtres dont la compagnie m’est plus agréable que ne le serait une missive d’eux – à supposer, bien sûr, qu’ils possèdent un minimum de talent épistolaire. Pour la plupart des gens, un tel constat constitue l’aveu d’une faiblesse, d’un déficit énergétique, d’une incapacité à affronter le réel. « Vous n’aimez pas les personnes en vrai », m’a-t-on déjà sorti. Je m’insurge : pourquoi les individus seraient-ils forcément plus vrais quand on les a en face de soi ? Pourquoi leur vérité n’apparaîtrait-elle pas mieux, ou tout simplement différemment, dans l’épître ?

La seule certitude, c’est que cela dépend des êtres. Il y a des gens qui gagnent à être côtoyés et d’autres qui gagnent à être lus. De toute façon, même quand j’aime quelqu’un au point de vivre avec lui, j’ai besoin qu’il m’écrive aussi : un lien ne me paraît complet que s’il comporte une part de correspondance.

Il y a des personnes que je connais uniquement par l’épistolaire. Certes, je serais curieuse de les voir, mais c’est loin d’être indispensable. Et les rencontrer ne serait pas inoffensif. En cela, la correspondance rejoint cette importante question littéraire : faut-il rencontrer les écrivains ?

Il n’existe pas de réponse parce qu’il en existe trop. Il est incontestable que quelques auteurs nuisent gravement à leur œuvre. J’ai discuté avec des gens qui avaient rencontré Montherlant et le regrettaient : un homme m’a dit que suite à une brève conversation avec cet écrivain, il n’avait plus jamais été capable de lire cette œuvre qu’il admirait, tant l’individu l’avait dégoûté. À côté de cela, on m’a affirmé que la prose de Giono était encore plus belle si on avait eu le bonheur de le côtoyer. Et puis il y a ces auteurs que l’on n’aurait pas songé à lire si on ne les avait pas rencontrés, sans oublier les plus nombreux, ceux dont la présence nous indiffère à proportion de leurs livres.

Avec les correspondants règne une identique absence de loi. Mais ma tendance naturelle me pousserait à ne pas les rencontrer, moins par prudence que pour ce motif sublimement exprimé dans une préface proustienne : la lecture permet de découvrir l’autre en conservant cette profondeur que l’on a uniquement quand on est seul.

Et je trouvais en effet que cette jeune romancière aurait mérité de me connaître dans mon état plus intéressant de solitude. L’inverse aurait sans doute été vrai également : son prosélytisme pharmaceutique m’avait quelque peu traumatisée.